Signé dans le sang.

Migraine. Encore. Comme à chaque fois après une de leurs disputes. Cela commençait à devenir une habitude. Aussi bien les unes que les autres, d'ailleurs.
Elle alluma la veilleuse de son côté du lit, tendit la main vers le tube de somnifère puis se ravisa. Non. Elle en avait déjà pris plus que la dose et n'en était pas encore au point d'envisager d'en prendre une quantité ... définitive.
Pas encore.

Elle opta donc pour de l'aspirine. Enfin, pour la version améliorée que l'on appelle ibuprofène. Un générique. 500 milligrammes, excipient qsp un comprimé. Ceci plus cela plus le veinotonique contre les varices plus l'auto-bronzant, la crème antirides pour le visage, l'amincissante pour les hanches, la pilule, Ah non, c'est vrai, plus la pilule. Plus la peine. C'est pas croyable de se prétendre être une "professionnel de la santé"et de se la ruiner petit à petit avec tous ces cachets, gélules, pommades et onguents. Pour un peu, elle se serait mise à fumer en plus mais non. D'une part, il était trop tard pour que le tabac diminue significativement son espérance de vie, elle serait certainement morte de chagrin avant d'avoir développé son cancer. De l'autre, elle n'aimait vraiment pas. Elle avait eu, étant jeune, un petit ami fumeur une fois.Ca n'avait pas duré. A chaque fois qu'ils s'embrassaient, elle avait l'impression de lécher un cendrier froid. Écoeurant.

Elle se résolut enfin à prendre son comprimé mais le verre de la table de nuit était vide. Elle l'avait oublié mais elle l'avait fini en prenant son cachet pour dormir. Elle l'avait avalé de travers et avait du s'y prendre à plusieurs fois.
La plaie ! Il fallait donc se lever !
Elle éteignit la veilleuse et sortit de la chambre à tâtons, son verre à la main, faisant bien gaffe à ne pas LE réveiller.
* pas le moment de l'avoir sur le dos en plus *

Plutôt que de prendre de l'eau à la salle de bains, elle ne se sentait pas de taille à lutter contre le robinet du lavabo pour l'empêcher de goutter, elle alla à la cuisine. Après tout, le frigo américain qu'IL avait insisté pour acheter leur avait couté assez cher pour que l'on utilise sa fonction de "custom dispenser", le distributeur d'eau toujours à la bonne température. Idéal en fait pour faire passer la pilule.
Faire passer la pilule ... Quelle dérision !

Elle n'alluma pas la lumière. Pas la peine. Pas par souci d'économié, Dieu merci ils étaient au dessus de ça, mais parce qu'elle craignait de s'éblouir si elle le faisait, puis de se réveiller totalement et de ne plus pouvoir se rendormir avant l'aube. De toutes façons IL n'avait - encore une fois - pas fermé les volets et la nuit était assez claire pour lui permettre de se déplacer dans sa cuisine et trouver le chemin du frigo sans se briser un orteil sur le pied d'une chaise.
Elle trouva donc le frigo, mais pas l'orifice du distributeur d'eau. Un rectangle blanc en défendait l'accès. Une feuille certainement. Salles gosses ! Qu'est-ce qu'ils ont donc encore trouvé pour nous empoisonner la vie ? Maudit soit l'inventeur de l'aimant à frigo !
Elle s'en saisit et l'arracha.
* Pouah ! C'est humide ! Et ça poisse en plus ! *
Humide ? Poisse ? Le réflexe professionnel reprit instantanément le dessus. Un coup de narine pour confirmer : du sang !
Cette fois ci, pas moyen d'y couper, elle alluma.

Chers parents

Cette fois-ci était la fois de trop. Ni plus violente ni plus fréquente que les précédente mais nos coeurs sont trop petits pour absorber tous ces torrents de haine que vous vous jetez l'un et l'autre à la figure, de préférence lorsque nous sommes là pour vous servir de public. Alors, il faut que ça sorte. Et comme vous êtes imperméables à toute logique, que vous profitez de notre légitime écoeurement pour retrouver votre unité sur notre dos, nous n'avons trouvé que ce moyen pour nous faire entendre, ce mot sur le frigo familial, signé de notre sang.

Vous ne vous aimez plus, c'est une évidence. Il n'y a peut-être que vous pour ne pas vous en être rendus compte. Tirez-en les conséquences. Séparez-vous, mettez-nous en pension si vous préférez mais, de grâce, arrêtez de nous prendre en otage de vos guignolades !
Étant nos parents, vous êtes censés nous aimer. Nous ne vous en demandons pas autant que celà mais juste un minimum de décence et de respect.
Vous ne vous grandissez pas par votre attitude et, à tout prendre, nous sommes au regret de vous dire que nous préfèrerions vous voir moins souvent mais plus sereinement.

Soyez adultes, divorcez !

Suivaient les trois signatures, petite fée, chien fou et presque femme avec, en dessous de chacune d'elles, l'empreinte d'un index dans du sang encore frais.
* Ce doit être elle qui m'a réveillé en se relevant pour placarder son "manifeste"
Quelle imagination ! Admirable ! Un jour, je lui ferai rencontrer le notaire. Il m'a avoué, une fois, avoir commis un ou deux romans dans sa jeunesse : il l'aidera à faire la part des choses entre la réalité et l'imagination. *
Elle relut une dernière fois la lettre, la roula en boule et la jeta à la poubelle. Pas celle du "recyclable", non, dans celle des ordures ménagères, afin que personne n'ait l'idée de l'en ressortir.

Finalement, elle aboutit au salon où ses réflexions l'amenèrent à s'assoir sur le canapé, oubliant l'aspirine :
* On ne divorce pas dans notre monde. De toutes façons, nous formons un couple harmonieux, une famille unie. Enfin, presqu'unie. C'est inconcevable qu'elle ait osé entrainer son frère et sa soeur dans sa cabale. Elle veut prendre ma place ou quoi ? C'est vrai que la pension, peut-être ...
Non. Pas la pension, elle ne demande que ça. *
Les larmes vinrent sans prévenir.
Cette nuit là, elle ne se recoucha pas.

ça fait mal
c'est un texte magnifique
merci

désolé.

non pas désolé ! pas désolé du tout !
ça prouve que ton texte est magnifique.

C'est le tien qui m'a inspiré.

je le savais
ça m'a touché encore plus.